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La mode célébre les personnalités matures
Amalia Vairelli, Axelle Doué, Carolyn Murphy, Nicolas Duée, Suzi de Givenchy... Ces noms ne vous disent peut-être rien, pourtant, depuis quelques saisons, de Off-White à Balmain en passant par Vivienne Westwood , ces mannequins plus matures que ceux·celles auxquel·lle·s la mode nous a longtemps habitué·e·s sont de plus en plus présent·e·s sur les podiums et autres défilés digitaux. Des quadragénaires aux nonagénaires, l'industrie de la mode, mue depuis plusieurs années par un désir de diversité et d'inclusivité autant que par une envie de rendre hommage aux icônes d'hier, s'est mise à célébrer des beautés moins juvéniles. Une évolution qui contribue, petit à petit, à lutter contre le jeunisme encore bien présent dans notre société occidentale.
Dès 2015, la maison Céline, alors dirigée par Phoebe Philo, met ainsi en vedette dans sa campagne printemps-été l'écrivaine américaine Joan Didion, 80 ans à l'époque. Une prise de position forte alors que rides et cheveux blancs sont à l'époque encore totalement invisibilisés par la mode, à quelques exceptions près. Mais grâce à Céline et d'autres marques comme Saint Laurent, qui enrôle la même année la musicienne Joni Mitchell (72 ans), la brèche entrouverte à la fin des années 2000 par le photographe Ari Seth Cohen (dont le blog « Advanced Style » compile des street styles de grand-mères new-yorkaises ultra sapées) continue de s'élargir pour permettre à la présence de mannequins plus matures de croître. « Dès les années 1980, des créateur·rice·s comme Jean-Paul Gaultier, John Galliano, Yohji Yamamoto ou Rei Kawakubo ont commencé à recruter des mannequins plus mûr·e·s, mais cela est resté très marginal », explique l'historien de la mode Xavier Chaumette. « Cependant, nous sommes aujourd'hui dans une société qui prône la tolérance. Les vieux·vieilles font donc partie d'une volonté globale d'inclusivité, aux côtés des personnes racisées ou handicapées », poursuit-il. Preuves en sont les récentes campagnes de Gucci avec l'actrice hitchcockienne Tippi Hedren (91 ans) et Iggy Pop (73 ans), en 2018 et septembre dernier, de Saint Laurent avec Keanu Reeves (56 ans), en 2019, ou encore de Givenchy avec Charlotte Rampling (75 ans), l'année dernière.
Des ponts intergénérationnels
Peut-on pour autant affirmer que la fétichisation de la jeunesse par la mode appartient au passé ? Car
si les marques sont bel et bien de plus en plus nombreuses à faire appel à des personnalités plus âgées,
force est de constater que la plupart d'entre elles sont, avant de jouer les mannequins, d'abord des
icônes issues d'autres domaines culturels tels que la musique ou le cinéma. « Les figures plus âgées
que
la mode met en avant sont généralement des personnalités très fortes. Leur personnalité prévaut sur
leur
âge », estime Serge Carreira, responsable des marques émergentes à la Fédération de la Haute
Couture et
de la Mode. Ainsi, si la visibilité des personnes plus matures tend à s'améliorer, comme le confirment
les rapports sur la diversité du site The Fashion Spot, les « vrai·e·s » mannequins demeurent
cependant
dans leur grande majorité des personnes dont l'âge varie entre 16 et 26 ans. « Car pour la société,
l'idée du mannequin reste liée à une image extrêmement positive du corps », explique Xavier
Chaumette,
pour qui la notion de jeunesse reste encore largement associée à celle de beauté, avec laquelle elle
n'est pourtant pas forcément liée.
La dichotomie entre la réalité de l'acheteur·euse et les mannequins tend pourtant à s'effacer. Et ce principalement grâce aux initiatives de marques paradoxalement dirigées par de jeunes créateur·rice·s, ou du moins très appréciées par les millennials. « La gen Z est dans une approche très ouverte, elle est très attachée aux notions de respect et de diversité, en termes de couleur de peau et de poids mais aussi d'âge, et les mouvements de mode sont initiés par la jeune génération, c'est elle qui apporte de la nouveauté. Or cette nouvelle génération est moins dans la recherche de l'archétype esthétique que d'une personnalité, quelque soit son âge », explique Serge Carreira. Chez Balenciaga par exemple, Demna Gvasalia n'hésite plus à caster ses mannequins directement dans la rue pour faire défiler des personnes issues du quotidien, qui n'ont pas peur d'assumer rides et cheveux blancs. Résultat : d'autres labels suivent, car « les marques comme Balenciaga, Gucci ou Off-White ont un fort pouvoir inspirationnel. Elles ont la capacité de rendre centraux les phénomènes d'abord marginaux. » Mais les jeunes créateur·rice·s ne sont pas les seuls à mettre en avant des personnalités matures. Respectivement âgées de 79 et 60 ans, Vivienne Westwood et Silvia Venturini Fendi font elles aussi appel à des mannequins d'âge mûr qui leur ressemblent davantage.
Vers un changement de paradigme
Autres actrices de ce changement : les agences de mannequins comme Grey, au Royaume-Uni, ou Silver, à
Paris. Fondée en 2012, cette dernière a fait le choix de ne représenter que des personnes de 40 ans
minimum. Parmi elles, Amalia Vairelli, ancienne muse d'Yves Saint Laurent qui continue d'apparaître chez
Mugler, Marine Serre, Ami, Off-White et Kenneth Ize, ou encore Sylviane Degunst (62 ans), qui publiait
fin 2020 Moi, Vieille et Jolie, un ouvrage dans lequel cette ancienne professeure de français
devenue
mannequin à 55 ans aborde sans complexe la vieillesse et la peur qu'elle suscite encore dans notre
société. « On est vraiment sur une ouverture des perspectives et la fin d'une uniformisation.
L'aspiration globale au bien-être et la volonté d'épanouissement qui existent aujourd'hui conduisent
à
une acceptation plus importante de soi, de l'âge et du vieillissement », estime Serge Carreira.
« Les
vieux peuvent d'ailleurs être aussi cools que les jeunes. » Et ce ne sont pas les « granfluencers », ces
grands-parents suivi·e·s par des milliers de personnes sur Instagram (comme Iran Khanoom ou encore
Baddie Winkle), ou la « starlette
gériatrique » de 99 ans Iris Apfel, qui diront le
contraire.
Reste cependant une dernière barrière à franchir, celle de la terminologie. Car dans la mode et plus encore la beauté, le mot « vieux » reste connoté et tabou ; les mannequins d'âge mûr étant qualifié·e·s de « silver model », de « mature model » ou de « senior model » et les produits dits « anti-âge » étant légion. Quoiqu'il en soit, le secteur semble pour de bon avoir pris conscience des excès de son jeunisme (dont l'apogée a été atteint dans les années 2000 et s'est prolongé jusque dans les années 2010, quand des mannequins comme Lindsey Wixson, Karlie Kloss ou encore Sofia Mechetner ouvraient, à seulement 14 ou 15 ans, les défilés des plus grandes maisons). Une nécessité à l'heure où la clientèle du luxe ressent plus que jamais le besoin de s'identifier aux personnes mises en avant par la mode.