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Entretien avec Claire Vallée, première cheffe végane primée par le guide Michelin

Arts | le jeudi 9 juillet 2020
Portait Cheffe Claire Vallée
Crédit photo : Maxime Gautier
Fondatrice du restaurant ONA, près du bassin d'Arcachon, récompensé d'une assiette Michelin et de deux toques Gault&Millau, cette autodidacte de 39 ans originaire de Nancy fait bouger les lignes de la gastronomie hexagonale. Elle détaille ici son parcours singulier, insiste sur son objectif de concilier cuisine végétalienne et plaisir gustatif, et revient sur les multiples embûches qu'elle a dû surmonter avant de parvenir à ouvrir son restaurant végane, au succès retentissant.

Printemps.com : Plus jeune, vous vous destiniez à une carrière d'archéologue. Comment êtes-vous devenue cheffe ?

Claire Vallée : Par le plus grand des hasards - comme beaucoup de choses dans ma vie [rires, ndlr] ! Je suis arrivée en Suisse à 26 ans pour travailler une saison en parallèle de mes études d'archéologie, et j'y ai rapidement intégré la cuisine d'un hôtel à Crans-Montana comme cheffe de rang. Je suis restée deux ans à ce poste et un jour, on m'a proposé de passer en cuisine en tant que pâtissière. J'ai accepté, car la cuisine m'a toujours intéressée, depuis toute petite. On m'a formée et j'ai gravi les échelons petit à petit. J'ai intégré un deuxième établissement, où un autre chef était déjà en place. Puis mon employeur m'a annoncé que ce chef partait, et qu'il fallait absolument que je prenne sa place ! « Soit tu deviens cheffe, soit tu t'en vas ! », m'a-t-il dit [rires, ndlr]. J'ai accepté et c'est comme ça que tout a commencé.

À quasiment 30 ans, vous voilà donc cheffe. À quoi ressemble votre quotidien, à ce moment-là ?

J'étais une femme, autodidacte, sans diplôme, qui manageait une équipe de garçons... donc ça n'a pas toujours été évident, mais je ne me suis pas laissé faire et j'ai fini par trouver ma place. Et puis, les clients étaient très satisfaits, sans doute parce que je m'efforçais de proposer des plats d'une grande créativité (ce que mon employeur avait décelé). Mis à part quelques plats imposés, j'avais carte blanche pour créer, du coup j'ai vraiment pu m'éclater ! Je me suis libérée. La cuisine, c'est aussi ça : une forme de création et d'exutoire.

Étiez-vous déjà végane à cette époque ?

Pas du tout ! Je pensais monter un restaurant gastronomique, mais pas axé sur le végétal. C'est un voyage en Thaïlande qui m'a initiée à la cuisine végétale. J'y suis allée au moment où je réfléchissais au fait de monter quelque chose, et là-bas, j'ai réalisé que la cuisine pouvait avoir un côté très dépuratif, bon pour la santé... Ce dont je me suis rendu compte aussi, c'est que les portions de viande et de poisson étaient assez minimes dans l'assiette par rapport au bouillon qui les accompagne, aux légumes, au tofu, aux herbes... Petit à petit, j'ai complètement arrêté d'en manger et j'ai développé un vrai goût pour la cuisine végétale.

Ça a été une révélation ?

Oui ! Je connaissais bien sûr la cuisine végane (ou végétale, comme je préfère l'appeler), mais je ne savais pas qu'elle pouvait être gourmande. Dans mon esprit, c'était une cuisine pour les coureurs qui font attention à leur ligne. J'en avais une image réductrice. Et puis je sortais quand même de maisons où l'on mange beaucoup de viande, ce qui n'a pas aidé. Donc oui, ça a été une grosse découverte. La Thaïlande m'a montré qu'il y avait d'autres possibilités, qu'on pouvait utiliser du lait de coco pour remplacer la crème, par exemple, et ça m'a fait réfléchir. Résultat, quand je suis rentrée en France, je ne supportais plus de manger des graisses animales, des crèmes... sans parler de la viande, donc, que j'avais arrêtée durant le voyage.

Vous êtes-vous donc sentie en rupture avec la cuisine française à votre retour ?

Complètement. J'ai décidé de m'installer à Arès, où j'ai pris un poste de cheffe dans un restaurant. C'est dans cet établissement que j'ai vraiment commencé à travailler les garnitures, des sauces légumières ou à base de fruits, d'herbes... Petit à petit, la viande et les poissons (que je continuais à cuisiner, car ils étaient imposés par mon employeur) sont devenus l'accompagnant. Ils ne constituaient plus la pièce principale du plat. Mais je me sentais plus en phase avec la cuisine végétale, et au bout de deux ans, j'ai décidé d'arrêter pour monter mon propre restaurant : ONA, qui signifie « Origine Non Animale ».

Les restaurants véganes ne courent pas les rues en France, notamment dans les Landes. Avez-vous rencontré des difficultés pour monter votre projet ?

Le premier défi a été l'argent, car je n'en avais pas [rires, ndlr]. Je me suis donc d'abord tournée vers les banques qui m'ont repoussée en affirmant qu'un restaurant gastronomique végane, ça ne marcherait jamais dans cette région. Je suis donc allée voir la Chambre de commerce et d'industrie de Bordeaux, qui m'a conseillée, et j'ai commencé à faire des demandes pour des prêts d'honneur, que j'ai obtenus. Ensuite, j'ai fait une campagne de crowdfunding grâce à laquelle j'ai récolté 10 000 euros - ça a été une grande première pour la région, de récolter une telle somme pour un restaurant ! Et j'ai fini par aller voir La Nef, une banque éthique et solidaire qui a accepté de me suivre, ainsi qu'un actionnaire. J'ai donc réussi à réunir cette somme pour lancer le restaurant, et là... je réalise qu'il y a tous les travaux à faire, et qu'il y en a beaucoup [rires, ndlr] ! Impossible d'utiliser l'argent récolté pour les réaliser, j'en avais besoin pour le démarrage du restaurant. Donc j'ai lancé une campagne de recrutement de bénévoles, et je me suis retrouvée avec 80 personnes pour faire les travaux ! Au bout de deux mois, tout était fini : les sols, les murs, les peintures intérieures, extérieures... Des commerçants nous apportaient à manger, des gens nous prêtaient du matériel... c'était incroyable, surtout pour un restaurant végane à Arès [rires, ndlr] ! J'ai eu les clés le 31 août 2016, et le 22 octobre, ONA ouvrait ses portes.

Crédit photo : Cécile Labonne

Vous avez alors ouvert le premier restaurant gastronomique français 100 % végane. Vous réalisiez alors qu'il s'agissait d'un établissement pionnier ?

Sur le coup, j'ai surtout eu le baby blues [rires, ndlr]. J'avais eu plein de monde autour de moi du matin au soir pendant deux mois et d'un coup, je me retrouvais seule en cuisine. Ça m'a fait un peu bizarre au début, mais c'est très vite passé. Et puis j'ai commencé à prendre conscience de ce qui se passait en voyant l'engouement autour du restaurant. J'ai eu énormément de parutions dans la presse, les gens en parlaient beaucoup autour d'eux. Résultat, le restaurant était complet tous les soirs pendant des mois ! Au bout d'un semestre, le Gault&Millau nous a décerné un 11/20, l'équivalent d'une toque, puis un 13/20 un mois après, correspondant à deux toques. Et un an plus tard, le guide Michelin nous a décerné une assiette [une distinction créée en 2016, correspondant à une sorte de « pré-étoile », ndlr]. Là, j'ai vraiment réalisé.

Qu'est-ce que ces prix représentent pour la gastronomie végane ?

C'est une belle reconnaissance de la part de la profession. Parce que la gastronomie française, c'est quand même l'animalier : le beurre, la crème, les produits laitiers, la viande, le poisson... Le végétarien était déjà entré dans la gastronomie française, il y a des chefs étoilés végétariens, mais ça a été une grande première pour le végétalien, qui était jusque-là perçu comme quelque chose d'assez fade, d'un peu triste, qui n'avait pas sa place dans la gastronomie hexagonale. Avec ONA, j'avais envie de montrer qu'à travers le végétal et d'autres techniques de cuisine on peut avoir une infinité de possibilités gourmandes ! L'idée de gourmandise est très importante dans la gastronomie. C'était le pari, et je pense qu'il a été relevé.

Vous prônez la gourmandise, mais également les vertus thérapeutiques d'une alimentation végétale.

Oui, tout à fait. Je ne travaille qu'avec des produits bio de petits producteurs locaux, donc j'essaye aussi de faire marcher une économie locale, que je trouve intéressante et plus adaptée à notre système de vie. Quand les clients sortent de table, ils ont mangé sept plats gastronomiques donc ils n'ont vraiment plus faim, mais ils ne se sentent pas lourds... ils sentent que ça leur a fait du bien.

Pouvez-vous nous parler plus en détail de la cuisine que vous proposez chez ONA ? Quels plats peut-on trouver dans votre restaurant ?

Les menus évoluent régulièrement : on a le menu du marché, qui change toutes les semaines, et le menu gastronomique, qui change tous les mois. On suit les récoltes des producteurs pour élaborer notre carte, donc quand les saisons changent, les menus suivent le mouvement. On en crée une dizaine par an. En ce moment, on a un menu qui s'appelle « Tous les matins du monde » (comme le film), avec une entrée un peu japonisante, composée de billes de pastèque marinées dans une sauce ponzu et grillées à la poêle, des billes de concombre marinées dans une sauce umebochi... On va également retrouver dans l'assiette une salade de wakamé, du pamplemousse, un caviar végétal à base de tapioca mariné dans une sauce tamari et des algues pour donner le côté iodé, ainsi qu'une raviole d'orties et de concombre. Et avec tout ça, un gaspacho à base de pastèque. Je ne jette rien : si je travaille avec un légume volumineux sur lequel il y a de la perte, je le présente sous une autre forme. Ici, j'ai donc utilisé les restes de la pastèque pour faire un gaspacho à la framboise.

Où puisez-vous votre inspiration pour créer toutes ces assiettes ?

Mon équipe dit souvent que je ne dors jamais, que je suis constamment en train de chercher de nouvelles idées... ce n'est pas totalement faux [rires, ndlr]. Mais les idées viennent souvent naturellement. Je vois les choses, je les mâche, je les digère et je les retransmets dans l'assiette. J'ai également besoin de voir des gens, de découvrir des choses, d'être dans la nature, de voyager... En général, quand je rentre d'un voyage, je fais un plat inspiré par ce séjour. D'ailleurs, je devais partir au Japon avant le confinement, j'avais déjà plein d'idées sur un menu japonais.

Vous avez récemment rouvert les portes d'ONA après deux mois et demi de fermeture due au confinement. Cette période a-t-elle eu un impact sur votre façon de cuisiner ?

Complètement. Je suis quelqu'un d'hyperactif, qui a besoin de créer, donc autant vous dire que ça a été très compliqué pour moi [rires, ndlr]. Du coup, au bout de quelques semaines, je me suis dit qu'il fallait absolument que je m'occupe, que je fasse des plats à emporter et j'ai repensé à une idée que j'avais eue en Thaïlande : cuisiner des burgers du monde. Je me suis donc lancée dans leur création. J'ai fait toutes les garnitures et tous les pains possibles... et les desserts qui allaient avec. Je n'avais jamais vraiment fait de pain avant cela, mais ça a marché, et je passais à nouveau tout mon temps en cuisine. Du coup, ça allait mieux, d'autant que ça a cartonné - on m'appelle encore pour les burgers [rires, ndlr]. Au final, cette période m'a beaucoup enrichie, parce que je suis sortie de ma zone de confort.

Quels sont vos projets pour la suite de l'année 2020 ?

Je suis en train de préparer un livre, mais je ne peux pour le moment pas dire grand-chose à ce sujet, si ce n'est que ce sera une très belle publication. En attendant, je m'attèle surtout à relancer ONA et je fais tout pour tenter de recevoir un jour une étoile Michelin. Ce serait une première mondiale pour un restaurant végétalien, donc toute l'équipe croise les doigts.

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